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Yaacov Agam : « La seule langue que je parle, c'est le visuel. »

Pionnier de l’art cinétique, il est, à 95 ans, l’une des figures les plus fascinantes de l'art moderne. En 2020, à l’occasion de « Images vivantes », une exposition-atelier qui emmenait les enfants à la découverte de son univers hypnotique et passionnant, l’artiste israélien Yaacov Agam nous accordait un entretien-fleuve. 

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Il ressemble à un vieux prophète. Avec sa longue barbe et ses cheveux blancs, Yaacov Agam, né en 1928, a pourtant encore toujours l’énergie d’un jeune homme. En cette rentrée, il présente, en collaboration avec la Galerie des enfants, un tout nouveau parcours-découverte pour les plus jeunes autour de son œuvre-phare, le légendaire Salon Agam

 

Commandé par le président Georges Pompidou, passionné par l’art cinétique du plasticien israélien, ce Salon était à l’origine conçu pour être intégré aux appartements privés des époux Pompidou à l’Élysée. Véritable tour de force technique qui a nécessité des années de travail (dont deux ans et demi rien que pour la réalisation du tapis multicolore par les ateliers des Gobelins), le Salon Agam est un fantastique exemple d’espace pictural « cinétique » à l’échelle d’une pièce d’habitation. Associant murs, plafonds, tapis et portes d’entrée, c’est un « tableau polymorphique » total, réalisé à l’aide d’éléments colorés en biseau. Au centre, une sculpture baptisée « Le triangle volant » reflète les motifs géométriques des parois. Des panneaux mobiles colorés et translucides suggèrent la course du soleil dans une journée complète : « à gauche, le soleil au lever, sur le mur en, face, le soleil au zénith, et à droite, le soleil du soir puis la nuit » nous décrypte Agam. Ici, le visiteur participe pleinement à la création de l’œuvre, en se déplaçant. Le temps, que Yaacov Agam appelle « la quatrième dimension » est ainsi intégré à son travail et suggère, sous la forme picturale, la métamorphose permanente de l’univers visuel.

Aménagé entre 1972 et 1974 sous l’égide du Mobilier national, le Salon était encore inachevé au décès de Georges Pompidou en avril 1974. En 1979, l’œuvre rejoint la collection du Centre Pompidou, sur une demande de Valéry Giscard d’Estaing, devenu président de la République. Elle y restera cinq années, durant lesquelles le public profitera pleinement du caractère immersif du Salon. En 1984, l’œuvre est déplacée et présentée à l’Hôtel de Ville, Salle Saint-Jean, alors que Jacques Chirac est maire de Paris. Entreposé par la suite dans des réserves à Orly, le Salon ne ressortira qu’en 1999 pour restauration, avant d’être présenté dans l’exposition « Pompidou et la modernité », au Jeu de Paume. Le tapis notamment, largement abîmé par les va-et-vient des visiteurs, subit alors une restauration en profondeur (un autre exemplaire du tapis, lui aussi tissé par les ateliers du Mobilier national, se trouve actuellement dans le Salon des ambassadeurs, à l'Elysée - voir compte Instagram d'Emmanuel Macron ci-dessous). En 2000, pour la réouverture du Centre Pompidou après de grands travaux de rénovation, la majestueux Salon Agam rejoint son écrin définitif, au niveau 4.

À l'Elysée, Emmanuel Macron et le chien Némo profitent d'un autre exemplaire du tapis Agam.

Entre-temps, Agam est devenu l’une des figures les plus marquantes de l’art cinétique mondial. Ces œuvres gigantesques essaiment de par le monde, de Tel-Aviv (où il a réalisé une irréelle fontaine mélangeant eau et feu sur la Place Dizengoff) à La Défense (en 1977, il crée une fontaine en mosaïque sur le parvis) en passant par Cleveland ou Leverkusen. Féru de musique, Agam est aussi un artiste qui s’est depuis longtemps emparé du médium vidéo et des ordinateurs. Toujours attaché à la transmission du langage des formes, il crée une méthode d’apprentissage et d’éveil pour les jeunes enfants, largement pratiquée en Israël, et pour laquelle il gagne en 1996 la médaille Comenius, décernée par l’UNESCO. Dialogue avec un vieux sage qui, d’André Breton à Yves Klein, a connu toutes les avant-gardes.

 

La seule langue que je parle c’est le visuel. La parole trahit, car les mots viennent de la bouche, et la bouche vient de l’estomac… Les yeux font partie de l’âme.

Yaacov Agam

 

Pour décrire vos œuvres, vous évoquez souvent la « quatrième dimension », pouvez-vous nous en dire plus ?
Yaacov Agam — Depuis l'origine des temps, et dans toutes les cultures, nous sommes habitués à présenter la réalité en image figée. Ce que j’appelle la « quatrième dimension », c’est le temps, le mouvement, le changement. Le temps évolue, il est imprévu. Qui sait ce qui se passera demain ? Le changement, c’est l’ordre de la vie. Les enfants changent tous les jours imperceptiblement… Découvrir une extension de notre expérience et de notre connaissance, voilà la magie de la quatrième dimension. Mes œuvres sont des fenêtres vers une nouvelle réalité, des orchestrations visuelles, des compositions qui sont non statiques. Nous sommes comme tous les êtres dont la vie est en constante transformation, changement, évolution, et il n’y a pas un instant qui soit figé, détaché du mécanisme céleste du mouvement. Prendre conscience de cette force de vie et de transformation pour pouvoir y apporter notre contribution, voilà ce qu’est la création. Quand j’étais petit, je n’allais pas à l’école, j’étais toujours dans la rue. Je suis né à Rishon LeZion au sud de Tel Aviv. Mon père, qui était rabbin, m’avait inscrit dans une école religieuse, car il ne voulait pas que j’aille à l’école laïque. Souvent lorsque je me promenais, je regardais les fleurs, le vent qui faisait lever la poussière du sol… j’habitais près d’un désert. Cela m’a marqué. La seule langue que je parle c’est le visuel. La parole trahit, car les mots viennent de la bouche, et la bouche vient de l’estomac… Les yeux font partie de l’âme. Si vous regardez avec les yeux vous regardez avec l’âme. D’ailleurs dans la Bible, il est écrit « Dieu a vu », et non « Dieu a compris ». Voir c’est important, et encore plus apprendre à voir. Nous voyons avec les mots, mais il faut voir, rentrer dans l’intimité de la forme, sa raison d’être, son expression. La couleur aussi est impossible à définir avec les mots, elle a une expression spirituelle. Matisse, par exemple, a voulu échapper à la matérialité de la couleur…

Vous êtes venu à Paris dans les années 1950, vous avez bien connu l’avant-garde artistique de cette époque, racontez-nous…
YA — Je suis arrivé à Paris en 1951. C’était une période effervescente après une guerre meurtrière, la ville était pleine d’artistes du monde entier venus apporter leur contribution au renouvellement du dialogue artistique. J’habitais alors un petit hôtel à Montparnasse et passais mes soirées à rencontrer des artistes à la Coupole, au Select, ou au Dôme, et je fréquentais l’atelier de l’art abstrait rue de la Grande Chaumière. À Montparnasse, j’ai visité l’atelier de Brancusi, et j’ai eu l’honneur d’avoir de longues conversations avec lui. Brancusi a cherché la communication universelle, à éliminer tout élément superflu. J’ai rencontré de grands artistes comme Fernand Léger, Marc Chagall ou André Breton, qui m’a soutenu, et qui a trouvé dans ma démarche une autre réalité... Il a même donné des titres à mes tableaux. Yves Klein, devenu mon ami, je l’ai rencontré un jour au café du Dôme. Il s’est assis à côté de moi, un jour, c’était encore un jeune homme… Il disait qu’il en avait marre de tout, de ses parents, et qu’il voulait partir loin, en Chine ou au Japon… Il a fini par partir au Japon, il était passionné de judo. Nous sommes restés très proches. Le sculpteur César était mon voisin, et les gens nous confondaient souvent à cause de nos barbes. Il avait un accent de Marseille très prononcé… Nous étions amis, même si nous n’avions pas du tout la même vision de l’art, et qu’il ne comprenait pas mon œuvre. Il s’attachait au solide, et moi à ce qui est mobile. Ma première exposition à la Galerie Graven en octobre 1953 a été un succès, beaucoup d'artistes surréalistes ont acquis mes œuvres et j'ai été soutenu par les amateurs d'art américain. Mon œuvre a inspiré beaucoup d'artistes sud-américains qui habitaient Paris. Max Ernst ou la mécène Marie-Laure de Noailles ont acquis mes œuvres. À cette époque j'allais manger à l'armée du Salut, mais c'était la période la plus créatrive de ma vie .

 

La Reine d’Angleterre, qui a visité le Salon lors de sa venue à l’Élysée en mai 1972, a beaucoup aimé, elle y est même restée un moment…

Yaacov Agam

 

Quels souvenirs gardez-vous de Georges Pompidou ?
YA — C’était un homme extraordinaire, très simple. Lors de notre première rencontre, il m’a dit : « vous savez Agam, le problème c’est que nous sommes visuellement illettrés ». Il voulait donner aux Français cette culture de l’image qui leur manquait, et développer leur créativité. C’est pour cela qu’il a voulu le Centre Pompidou. En 1968, je faisais partie de l’exposition des nouvelles acquisitions du Centre national d’art contemporain (CNAC), rue de Berri. Pompidou était alors Premier ministre. J’y présentais Double Métamorphose III (aujourd’hui dans la collection du Centre Pompidou, NDLR). Une semaine après la visite de Pompidou, on m’a appelé, j’étais alors aux États-Unis, pour me dire qu’il avait adoré mon travail, et qu’il était passionné par mes œuvres cinématiques. Ensuite, grâce à Bernard Anthonioz, qui était Inspecteur général de la création artistique, l’État a acquis une de mes sculptures, que Pompidou a placé dans son bureau à L’Élysée sur un socle. Mais ça ne lui convenait pas, parce que le socle n’était pas moderne, mais de style Louis XIV. Je lui ai alors proposé de créer un immense espace autour de cette œuvre, comme je venais de le faire en Allemagne, à Leverkusen. Puis Madame Pompidou m’a invité à déjeuner dans les appartements privés de l’Élysée, et ils m’ont, assez timidement, dit qu’ils aimeraient beaucoup que je leur réalise un salon privé. La force et l’intelligence du président Pompidou c’est qu’il savait faire confiance à ceux qu’il croyait capables, c’était un homme qui savait déléguer le pouvoir. Par exemple, quand je lui ai apporté la maquette de mon projet, il n’a même pas voulu la voir, pour éviter de m’influencer. Il avait totalement confiance en ma vision, mais hélas, il n’a jamais vu le Salon terminé.

Comment le public a-t-il reçu votre œuvre ?
YA — L’inauguration a eu lieu le 15 février 1972. À l’époque, c’était très nouveau, et certaines personnes étaient choquées… Mais la Reine d’Angleterre, qui a visité le Salon lors de sa venue à l’Élysée en mai 1972, a beaucoup aimé, elle y est même restée un moment… Aujourd’hui le Salon est au Centre Pompidou, mais on ne peut plus y entrer, ils ont peur que l’on abîme le tapis, c’est vraiment dommage.

 

Pompidou était un homme extraordinaire, très simple. Lors de notre première rencontre, il m’a dit : « vous savez Agam, le problème c’est que nous sommes visuellement illettrés. Yaacov Agam

 

Pourquoi Valéry Giscard d'Estaing a-t-il fait démonter le Salon à son arrivée à l’Élysée ?
YA — Je vais vous raconter un secret d’État… Giscard a toujours aimé la noblesse. Il voulait faire du comte d’Ornano, qui était alors maire de Deauville, le maire de Paris. C’était pour lui une manière de garder le contrôle de la capitale. Mais en 1977 Chirac s’est présenté à la dernière minute. Ça a rendu Giscard furieux ! Chirac était très ami avec Madame Claude Pompidou, c’était même son favori, il lui faisait de petites courses de temps en temps… Chirac voulait que le Salon reste à l’Élysée, car il souhaitait respecter les volontés de Pompidou, même si lui ne comprenait rien à l’art moderne, il aimait plutôt les arts premiers. Mais Giscard a voulu punir Chirac, et en 1979 il a fait enlever le Salon pour le mettre au musée… C’est ainsi qu’il s’est retrouvé au Centre Pompidou.

 

Votre œuvre reste toujours novatrice, qu’avez-vous envie de dire aux jeunes générations ?
YA — Donnez un crayon à un jeune enfant. Que va-t-il dessiner ? Un point. La première expression picturale de l’homme, c’est le point, regardez les grottes préhistoriques… La ligne est arrivée plus tard. Mais qu’est-ce qu’une ligne, sinon un point qui bouge ? La très grande évolution de l’homme, c’est la ligne. Il est très important de développer le dialogue avec les jeunes. Les enfants jouent avec les œuvres quand les adultes se demandent si cela va leur servir ou pas. Pourtant, l’homme est né pour jouer, j’aime dire homo ludens. 

 

Travaillez-vous encore ?
YA — Je travaille comme je respire. ◼

Images vivantes, à la rencontre des formes avec Agam

 

Le Salon Agam constitue le point de départ de l’installation géante qui se déploie sur les quelque 250 m2 de la Galerie des enfants. Manipuler, bouger, essayer de comprendre les effets d’optique ou simplement se laisser porter par la magie des transformations sont les fils conducteurs de cette installation interactive. Plusieurs dispositifs amènent l’enfant à enrichir chaque information, de la plus simple à la plus complexe, afin de développer les fondements de sa sensibilité visuelle. Une place importante est réservée à la récente passion de l’artiste pour les œuvres numériques : sur des écrans surgissent des compositions en mouvement, renouvelées sous l’interaction du public. Tout au long du parcours, les enfants retrouvent Agam : à l’entrée de l’exposition, dans un film, où l’artiste installé dans le Salon les y accueille et révèle quelques-uns de ses secrets. Sa silhouette, que les visiteurs découvrent à plusieurs reprises, leur sert également de guide. Agam, l'un des précurseurs de l’art cinétique, plonge avec ravissement son jeune public dans la quatrième dimension, celle du mouvement et de la transformation. L’artiste offre ainsi la possibilité d’expérimenter, par le corps, la voix et le regard, les richesses de la créativité qui ont fait sa renommée.

 

Par Odile Fayet, cheffe de projet, direction des publics, Centre Pompidou

Commissariat

 

Odile Fayet

Service de la médiation culturelle, direction des publics