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Paul Poiret, Atelier Martine, "L'Illustration", 1925

Matisse, les couleurs du décor

Henri Matisse : « La caractéristique de l’art moderne est de participer à notre vie. Un tableau dans un intérieur répand autour de lui une joie par les couleurs, qui nous allège. » Mais quelles sont donc les relations entre les œuvres de Matisse et le décor moderne ? Plongée historique dans les correspondances esthétiques entre le peintre les architectes et décorateurs d'intérieur de la première moitié du 20e siècle, avec Anne-Marie Zucchelli, attachée de conservation au Centre Pompidou.

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roposer un nouvel art de vivre et le partager avec le plus grand nombre. S’ouvrir aux pratiques artistiques relevant du cadre de la vie quotidienne, architecture, peinture, sculpture, orfèvrerie, céramique, verrerie, et développer des collaborations… Tel est l’idéal envisagé par les artistes, les architectes et les décorateurs modernes dans les premières années du 20e siècle.

 

Dans ses œuvres, Henri Matisse annonce vouloir « former un espace possible pour l’esprit… vide comme une pièce d’appartement », « analogue à un bon fauteuil », « comme un bouquet de fleurs dans un intérieur », et répandre la « joie par les couleurs ». La rupture que le peintre engage est aussi celle ouverte par les décorateurs et les architectes. Ils inventent un espace rationnel et sensible offert à ceux qui l’habitent. Les mots couleurs, espace, proportions mathématiques, résonnent avec ceux de Matisse. Chez lui, comme chez Francis Jourdain, Eileen Gray ou Robert Mallet-Stevens et selon les mots de Le Corbusier, les « yeux regardent quelque chose qui énonce une pensée », « un rythme sensoriel », qui est le langage de la création moderne.

 

Chez Matisse, comme chez Le Corbusier, Francis Jourdain, Eileen Gray ou Robert Mallet-Stevens, les « yeux regardent quelque chose qui énonce une pensée » , « un rythme sensoriel » , qui est le langage de la création moderne.

 

Dès la fin du 19e siècle, architectes, décorateurs et artistes s’impliquent ensemble dans des salons et des expositions, se côtoient alors les plus radicaux d’entre eux, de Francis Jourdain à Georges Seurat ou de Le Corbusier à Henri Matisse. Se dessinent alors les lignes de force d’un courant décoratif moderne en dialogue avec la scène européenne.

 

On assiste en effet dans toute l’Europe industrielle à une multiplication des manifestations et des publications destinées à présenter les nouvelles bases sur lesquelles bâtir le cadre de vie d’un monde caractérisé par l’omniprésence de la machine. À l’intersection de l’art et de l’industrie, l’art décoratif est au cœur des discussions des nations industrielles afin d’asseoir leur puissance sur le plan économique et symbolique.


La modernité se recompose autour de la notion d’« art social ». Artistes, architectes, décorateurs, critiques et historiens se réunissent pour répondre à l’aspiration d’un art engagé. Les galeries de Siegfried Bing (galerie L’Art nouveau, 1895) et de Julius Meier-Graefe (La Maison moderne, 1899) proposent pour la première fois au visiteur parisien d’entrer dans des intérieurs entièrement reconstitués, – meubles d’Henri Van de Velde, assiettes peintes par Édouard Vuillard, toiles de Georges Seurat, Maurice Denis ou Paul Ranson. En 1901, une société, L’Art pour Tous est créée avec la participation de Roger Marx et de Frantz Jourdain, futur fondateur du Salon d’Automne en 1903. Les architectes Henri Sauvage et Charles Plumet, le jeune peintre et décorateur Francis Jourdain s’associent au sein d’un mouvement, L’Art dans Tout.

Contre l’éclectisme historiciste à la mode, architectes, décorateurs et artistes s’efforcent de réinventer la notion d’ornement. Ils cherchent les règles fondatrices immuables de la production des formes. Dès le milieu du 19e siècle, alliant la maîtrise du dessin, la réflexion théorique et le savoir encyclopédique, Owen Jones publie Grammar of Ornament (Londres, 1856 ; Paris, 1865). Les ouvrages du théoricien français Charles Blanc (La Grammaire des Arts du dessin, Paris, 1860-1867 ; La Grammaire des Arts décoratifs, Paris, 1882), ou encore celui d’Eugène Grasset (Méthode de composition ornementale, Paris, 1910) jouent un rôle déterminant dans cette quête des origines. Ils découvrent ce que Jules Michelet désignait dans sa Bible de l'humanité (1864) comme un « art éternel, étranger à toute mode, plus ancien et plus nouveau que les nôtres (vieilles en naissant) » dans les productions artisanales indiennes, présentées lors de l’Exposition universelle de 1851 à Londres, puis dans les arts islamiques venus de ce qu’on appelait alors « l’Orient ». Les créateurs occidentaux s’emparent de ces éléments de base géométriques et chromatiques simples, combinables à l’infini, « en accord avec les lois qui règlent la distribution de la forme dans la nature » (Owen Jones, La Grammaire de l’ornement, 1856). Décorateur du Crystal Palace en 1851, Jones s’inspire des décors de l’Alhambra et mise sur la couleur, comme en témoigne le critique Lothar Büchner en 1851 : « J’avais l’impression que la matière brute avec laquelle l’architecture travaille était complètement dissoute par la couleur. Le bâtiment n’est pas décoré par les couleurs mais construit par les couleurs. » Dans les années 1890, les expositions d’art islamique se succèdent à Paris, jusqu’à celle proposée en 1903 au Pavillon de Marsan.

 

En 1910, Matisse visite la grande exposition d’« art mahometan » à Munich. Rétrospectivement, il dira lors d'un entretien avec le critique d'art Jacques Guenne : « Je sentis se développer en moi la passion de la couleur. ».

 

En 1910, Matisse visite la grande exposition d’« art mahometan » à Munich. Rétrospectivement, il dira lors d'un entretien avec le critique d'art Jacques Guenne : « Je sentis se développer en moi la passion de la couleur. ». Alors qu’il voyage en Allemagne cette année-là, Le Corbusier se rend à la manifestation de la Sécession à Berlin où il note qu’il y a « deux choses » de Matisse (dont Marguerite au chat noir) qui lui plaisent, « à cause de leur belle couleur, de leur synthèse. » Durant l’hiver 1911 et le printemps 1912, le peintre s’installe à Tanger et l’architecte entame son voyage en Orient.

La couleur est devenue l’instrument du rationalisme moderne. En 1896, Frantz Jourdain invite les architectes Henri Sauvage, François Garas ou Henri Provensal dans la galerie Le Barc de Boutteville, spécialisée dans la peinture post-impressionniste et nabis. L’exposition qu’il organise s’intitule « Impression d’architectes » et ne présente pas de projets bâtis, mais des espaces créés par d’intenses couleurs. En effet, les premiers architectes rationalistes, comme Auguste Perret, jouent avec la couleur des matériaux de construction et simplifient les motifs décoratifs.

En 1903, Frantz Jourdain fonde le Salon d’Automne dont les manifestations accompagnent les ruptures engagées. Henri Matisse est membre du comité directeur comme d’autres anciens élèves de l’atelier Gustave Moreau à l’École des beaux-arts. Charles Plumet est responsable de la scénographie générale du salon.


Lorsque Julius Meier-Graefe publie en 1904, Histoire de l’évolution de l’art moderne, cinq ans après l’ouverture de sa galerie, il intitule le dernier chapitre « Le nouveau rationalisme », qu’il définit comme un mouvement pour « moderniser l’ancien par l’abstraction de l’ornement ». Suit la liste des créateurs les plus significatifs de l’art décoratif, parmi lesquels Plumet et les protagonistes de L’Art dans Tout. Meier-Graefe reproduit également La Dame au chapeau vert de Matisse, œuvre à peine terminée, exposée au Salon d’Automne de 1905 au centre de la scénographie de Plumet, manifeste fauve, « pot de peinture jeté à la face du public ».


Lorsque Matisse peint en 1911 Intérieur aux aubergines, la trame de motifs floraux ornementaux et les couleurs mates à la détrempe produisent l’effet d’un papier peint, d’une « décoration de muraille » souhaitée par le peintre. Il voyage au Maroc, en Espagne et en Russie. Il collectionne les tissus, fragments de tapisseries, toile de Jouy, tapis persans, broderies arabes, tentures africaines, coussins, rideaux, châles, costumes et paravents. Il appelait sa collection « sa bibliothèque de travail ».

 

Lorsque Matisse peint en 1911 Intérieur aux aubergines, la trame de motifs floraux ornementaux et les couleurs mates à la détrempe produisent l’effet d’un papier peint, d’une « décoration de muraille » souhaitée par le peintre. 

 

À côté des peintures et des sculptures, le Salon d’Automne présente des meubles, des productions textiles et des papiers peints de décorateurs français. Charles Dufresne, André Groult, Jean-Louis Gampert, Louis Süe, André Mare, Paul Follot ou Édouard Bénédictus ont trouvé dans la tradition nationale des 17e et 18e siècles des qualités de clarté et d’ordre et lui empruntent ses variations de thèmes sur les corbeilles de fruits et les guirlandes de fleurs. La voie est ouverte aux figurations florales naïves et colorées de l’Atelier Martine, fondé en 1911 par Paul Poiret. C’est d’ailleurs dans l’atelier du couturier que Matisse conçoit un manteau d’empereur, costume de scène commandé par Serge Diaghilev. Les motifs floraux sont omniprésents, les formes simplifiées et les couleurs dominent. Les décorateurs manifestent « un attachement à la picturalité [qui] s’affirme par l’usage de couleurs vives et véhémentes… Ils sont plus concernés par l’impression que par la forme, ils créent ce que l’on pourrait appeler une atmosphère pour l’intérieur. » (Léandre Vaillat, « L’art décoratif au SA », 1911).

 

Le Salon d’Automne consacre la dimension collaborative qui préside à la création des intérieurs modernes. En 1911, André Mare expose dans ses aménagements intérieurs des œuvres de Raymond Duchamp-Villon, Jacques Villon et Fernand Léger. La Maison cubiste présentée en 1912 offre aux visiteurs d’entrer dans un salon bourgeois. Sur les papiers peints fleuris de Gampert sont accrochées les toiles cubistes de Léger et de Jean Metzinger.

Couleurs intenses, orange vif, vert brillant ou bleu cobalt recouvrent les murs de ces intérieurs rationnels. En 1910, Frantz Jourdain invite les membres du Werkbund de Munich à présenter leurs réalisations au Salon d’Automne. Pas de décor, de la couleur !

 

La caractéristique de l’art moderne est de participer à notre vie. Un tableau dans un intérieur répand autour de lui une joie par les couleurs, qui nous allège.

Henri Matisse

 

Les aménagements allemands provoquent un sursaut chez les décorateurs français. Plus que tout autre au même moment, Francis Jourdain simplifie à l’extrême l’idée d’aménagement avec ses « meubles interchangeables », jeu combinatoire d’éléments modulaires, mobilier économique produit et diffusé par les Ateliers modernes (1911). En 1913, il publie dans la revue dirigée par George Besson, Les Cahiers d’aujourd’hui, « Ornement et crime », traduction française du texte où Adolphe Loos rêve d’un pur accomplissement spirituel de l’humanité. Le Corbusier reproduira le texte dans L’Esprit nouveau en 1921. Quelques années avant que Matisse ne peigne le portrait de leur ami commun, Francis Jourdain réalise pour Georges Besson l’aménagement intérieur de son salon avec un ensemble mobilier d’un bleu vif qui habille le mur et libère l’espace, car « le grand luxe, c’est de démeubler ».

Interrogé par Guillaume Appolinaire en 1907, Matisse affirme : « J’ai des couleurs, une toile, et je dois m’exprimer avec pureté, dussé-je le faire sommairement, en posant, par exemple, quatre ou cinq tâches de couleurs, en traçant quatre ou cinq lignes ayant une expression plastique. » L'artiste fait un éloge constant de la dimension décorative de sa peinture. Le statut de l’image en est bouleversé. Pour peindre, il lui faut se tenir au plus près de son émotion. Le motif importe moins que l’effet sur le spectateur qui doit « se [laisser] prendre sans en être conscient. » (Georges Duthuit, Les Fauves, 1949).

 

J’ai des couleurs, une toile, et je dois m’exprimer avec pureté, dussé-je le faire sommairement, en posant, par exemple, quatre ou cinq tâches de couleurs, en traçant quatre ou cinq lignes ayant une expression plastique. 

Henri Matisse, interrogé par Guillaume Appolinaire en 1907


En peinture comme en architecture, la couleur ordonne une approche sensible de l’espace. En 1921, Le Corbusier publie dans L’Esprit nouveau, les données objectives d’une physiologie des sensations, telle que l’analysent Eugène Chevreul ou Charles Henry dont les travaux influenceront les architectes et les artistes.


Les albums à planches illustrés au pochoir témoignent de l’importance de ces couleurs utilisées par les architectes : les ocres jaune, ocre rouge, ocre naturelle, ocre brûlée, sienne naturelle, sienne brûlée, jaune dichrome, vert anglais, bleu outremer, bleu charron, noir d'ivoire renouvèlent l’espace intérieur.

Aux mots de Le Corbusier, décrivant la fonction de la polychromie dans l’architecture : « La couleur modifie l’espace » répondent ceux de Matisse, « La caractéristique de l’art moderne est de participer à notre vie. Un tableau dans un intérieur répand autour de lui une joie par les couleurs, qui nous allège. » 

Commissariat de l'exposition « Matisse, comme un roman »

 

Aurélie Verdier
Conservatrice, Musée national d'art moderne