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La grotte des mains, Argentine

Pour une préhistoire des femmes

Les femmes préhistoriques ne se sont pas contentées d’assurer sagement la survie de l’espèce ; elles ont autant participé à la cueillette, à la chasse qu'à la fabrique d’outils. À l’occasion du cycle « Dernières nouvelles de la préhistoire » organisé à la Bibliothèque publique d'information (19 avril-7 juin), l’historienne et philosophe Claudine Cohen revient sur la place et le rôle de ces grandes oubliées des récits historiques, et plaide pour une « préhistoire des femmes ». Tour d'horizon.

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Au paléolithique comme aujourd’hui, les femmes constituaient la moitié de l’humanité. Cela n’a guère semblé effleurer les préhistoriens, qui ont longtemps argué de leur « invisibilité » archéologique pour se désintéresser d’elles, et abandonner la vision des femmes préhistoriques aux poncifs et aux stéréotypes : femme entourée d’une abondante progéniture, réduite à son rôle maternel – ou à celui d’objet sexuel, enlevée, traînée par les cheveux au fond de la caverne pour y subir d’innommables outrages.

 

Cependant, depuis plusieurs décennies, de nouvelles approches ont renouvelé la vision de la place des femmes dans l’évolution humaine et dans les différents contextes de la préhistoire. C’est à partir des années 1970 dans les pays anglo-saxons, puis en France depuis une quinzaine d’années, que s’est imposée la nécessité de rechercher les traces de l’existence des femmes, de leur place et de leurs rôles dans ces sociétés. Véritable révolution qui exigeait non seulement la critique des lieux communs et des idéologies machistes, mais aussi le renouvellement des méthodes et des questionnements : les sciences de la préhistoire ne pouvaient plus se borner à collectionner, décrire, classer des objets, mais devaient désormais s’attacher à réfléchir sur les formes et les relations sociales qui existaient dans ces mondes du passé lointain, et en particulier à la construction réelle et symbolique de la différence des sexes, qui est un des éléments fondamentaux de tout groupe social.

 

Les sciences de la préhistoire devaient désormais réfléchir à la construction réelle et symbolique de la différence des sexes, élément fondamental de tout groupe social.

 

 

Malgré leur rareté, leur caractère fragmentaire et leur dispersion, les vestiges recueillis sur le terrain peuvent apporter à qui sait les interroger des éléments de preuves de l’existence des femmes dans ces sociétés. Les paléoanthropologues savent différencier un squelette de femme de celui d’un homme par sa gracilité et par la structure du bassin. Mais si le « Vieillard de Cro-Magnon » découvert en 1868 a été célébré, chanté, connu de tous, la femme de Cro-Magnon exhumée avec lui fut longtemps reléguée à l’obscurité d’un tiroir du musée de l’Homme. Aujourd’hui – signe des temps – c’est Lucy, découverte en Éthiopie en 1974, qui est devenue l’icône de la paléontologie humaine ! La biologie moléculaire permet, souvent mieux que les ossements, de déterminer le sexe des fossiles. L’étude de l’ADN nucléaire d’un minuscule fragment de phalange bien conservé dans le permafrost a permis de reconnaître dans l’individu de Denisova une fillette âgée de huit ans aux cheveux et aux yeux bruns. Le développement des recherches en biologie moléculaire promet de fascinantes découvertes : il devient possible désormais non seulement de mettre en évidence les hybridations, les migrations des groupes humains, mais aussi d’identifier les formes de la famille et leurs structures de parenté.

Les femmes ont sans nul doute joué un rôle décisif pour assurer la survie de l'espèce et son succès reproductif – pour nourrir, soigner les enfants, les porter, les éduquer. Cependant, elles ne pouvaient se charger de nombreux enfants d’âges rapprochés. Dans les groupes de chasseurs-cueilleurs nomades actuels, les femmes portent et nourrissent un seul enfant à la fois, avec des naissances espacées de quatre ans, car leur mobilité interdit une expansion démographique incompatible avec leur mode de vie. Elles font usage de techniques contraceptives, telles que l’aménorrhée de lactation, de plantes ou de techniques abortives pour espacer les naissances. C’est dire que leur rôle social ne devait pas se limiter à attendre le retour triomphant de leur valeureux mâle pour accéder à leur pitance.

 

Mobiles pour cueillir et chasser, agiles pour fabriquer et utiliser les outils, expertes dans l’art du tissage et la connaissance des plantes, les femmes ont joué un rôle capital dans l'organisation des sociétés préhistoriques.

 


Les femmes paléolithiques étaient sans doute fort mobiles, parcouraient des kilomètres pour se livrer à la cueillette ou accompagnaient les chasseurs pour rabattre, ramasser et dépecer le gibier. Elles savaient fabriquer et utiliser les outils : la préhistoire expérimentale, qui retrouve par l'exercice de la taille des outils les gestes et les modalités de leur fabrication, montre que le débitage du silex exige plus d'adresse que de puissance musculaire, et peut donc être pratiquée par les femmes.

 

Expertes dans l’art de sélectionner les graines, les baies, les plantes et les herbes, les femmes préhistoriques ont pu ainsi acquérir un certain savoir sur leurs vertus. La connaissance des plantes médicinales fit peut-être d’elles des guérisseuses, des chamanes. Capables d’observer l’effet de la semence et les bénéfices alimentaires qu’on peut en tirer, furent-elles les premières à semer et à récolter, à « cultiver leur jardin » ? L’hypothèse selon laquelle on leur doit l’invention de l’agriculture n’est pas sans fondement.

 

Le travail des fibres est dans beaucoup de cultures traditionnelles le domaine des femmes, et il se peut bien qu’elles aient inventé, il y a au moins 20 000 ans, la fabrication des paniers et des cordes, et l'art du tissage dont témoignent les parures et les vêtements qui ornent certaines figurines féminines du paléolithique supérieur : ainsi, la résille qui coiffe la «  Dame à la capuche » de Brassempouy, le « pagne » de la Vénus de Lespugue, les ceintures des Vénus de calcaire de Kostienki…

Une grande abondance d’images féminines peintes, gravées, de figurines de pierre, d’argile modelée ou de terre cuite se retrouvent, du début du paléolithique supérieur il y a plus de 30 000 ans, jusqu’à la fin du néolithique il y a moins de 3 000 ans, depuis le rivage atlantique jusqu’à la Russie, au Moyen-Orient et dans tout le pourtour méditerranéen. L’absence de visage, l’extrême stylisation des formes, l’insistance sur les parties du corps en rapport avec la génération, ont suscité l'idée que ces représentations féminines étaient en rapport avec un culte de la fertilité incarné par une « Grande Déesse », qui aurait perduré depuis le lointain du paléolithique supérieur. Cependant, cette hypothèse est fragile : il n’y a guère d’arguments pour valider l’idée de l’unité d’une religion sur toute la durée des temps préhistoriques, encore moins celle d’un « monothéïsme »…

 

Sans doute, l’existence de sépultures paléolithiques de femmes honorées de parures et d’offrandes, comme celle de la « Dame du Cavillon » découverte près de Menton, fait penser qu’en certaines périodes, les femmes ont pu jouir d’une considération voire d’une autorité particulière. Cependant, l’idée d’un « matriarcat » préhistorique est probablement plus un mythe qu’une réalité. Aucune société matriarcale n’est connue aujourd’hui, et dans les sociétés matrilocales ou matrilinéaires, ce sont toujours les hommes qui dominent. Il y eut certainement des variations dans les structures sociales et les formes de hiérarchie au cours des temps préhistoriques, et il convient, au-delà des figures magnifiées et mythiques de la matriarche ou de la déesse, de considérer les relations de domination, de violence et d’exploitation que les femmes ont pu subir dans ces sociétés du passé lointain, comme elles les subissent encore dans les nôtres.

 

Il y a eu des variations dans les structures sociales et les formes de hiérarchie au cours des temps préhistoriques, et il convient, au-delà des figures magnifiées et mythiques de la matriarche ou de la déesse, de considérer les relations de domination, de violence et d’exploitation que ces femmes ont pu subir, comme elles les subissent encore aujourd’hui.

 


Un riche ensemble de recherches et de questionnements permet aujourd’hui de réviser les cadres hérités du 19e siècle et de mieux cerner la place et les rôles des femmes dans les sociétés de la préhistoire : une autre image se dessine, celle de femmes mobiles, actives, créatives, dont l’existence ne fut pas exempte de difficultés, voire d’injustices ou de maltraitances, mais qui sans nul doute jouèrent un rôle crucial, non seulement pour la reproduction, la subsistance et les pratiques créatives, techniques, de ces sociétés, mais aussi dans leurs expressions symboliques. Désormais, grâce aux combats et aux recherches menés depuis plus d’un demi-siècle, les femmes préhistoriques ont cessé d’être invisibles. ◼

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