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Thu-Van Tran, « The Red Rubber #2 », 2017

Thu-Van Tran, la matière de l’ingouvernable

Avec son installation The Red Rubber #2, présentée au sein de l'exposition « Global(e) Resistance », l'artiste Thu-Van Tran explore les souvenirs du passé colonial du Viêt Nam et de ses plantations d'hévéas, entre récolte et révolte. Décodage.

± 6 min

L'installation de Thu-Van Tran invente une scène de la coupure (« Action ! »). Elle porte un nom : Phú Riêng, la Rouge (le souvenir d’une plantation au Viêt Nam, dans l’ancienne Cochinchine). Celui d’un événement, d’une grève le 4 février 1930 « des membres (1 300 travailleurs) de la cellule communiste de Phú Riêng » qui « cessèrent le travail pour manifester contre les comportements brutaux des surveillants européens envers les travailleurs et [pour] revendiquer la journée du travail de huit heures », comme le rappelle Xuan Tri Tran dans sa thèse. Aussi, le souvenir de cette grève réprimée dans la violence, le souvenir reconstitué de ces plantations d’hévéas (l’arbre à caoutchouc) et de cet enfer sur terre comme le rappelait Trân Tú Bình, ancien travailleur à Phú Riêng devenu révolutionnaire communiste. Ce fond d’histoire apparaît spectral, comme un long souvenir dans le titre de l’installation The Red Rubber #2 de l’artiste Thu-Van Tran. Ce fond, nous pouvons le retracer en suivant les cicatrices sur ces troncs d’hévéas (moulages en cire) que l’artiste dispose sur des caisses en bois (et ce seul tronc rouge, comme le rappel d’un crime ou comme simple rappel sémiotique de la plantation), ou encore dans les deux vidéos qui accompagnent l’installation: Saigneurs et Overly forced Gestures (De Récolte à Révolte) — la première fut réalisée en 2015 et la dernière en 2017. Dans ces deux vidéos, nous observons ou devinons des mains, des gestes (qui manipulent, qui incisent), des coupures d’une matière-à-couper, l’hévéa.

Il n’est pas nécessaire de connaître ce fond d’histoire, ni même qu’on nous conte ou raconte cette longue histoire de plantations de graines d’hévéas au Viêt Nam, ou cette forme d’esclavage colonial alors appelé « engagisme ». L’installation retrace ici pour nous des souvenirs (des spectres) de violences, des histoires de techniques et technologies de la violence où tout ce qu’il y a sur et sous la terre est à inciser, à marquer-dresser, cela pour l’extraction et l’exploitation capitaliste et coloniale. Les matières dans l’installation remontent et emmènent avec elles ces écritures coloniales (celles du marquer-dresser) avec leur conception du monde (un monde tout en cosmotomie, du latin cosmos, monde, et du grec ancien tomê, incision). 

 

Pour remonter les traces, les larmes laissées, les crimes et écocides, l’artiste Thu-Van Tran joue avec les écarts, des matières-souvenirs et des souvenirs-matières qui composent une mémoire qui est là pour rejouer, scénariser, réinventer le lieu (souvent douloureux) parfois à partir d’une sensation ou d’un mot-songe. Le tout pour sortir d’une mémoire sclérosante ou de mémoires batailleuses. Mais même en faisant remonter ces histoires, cette mémoire, il semble toujours y avoir quelque chose qui retombe aussi, qui se disperse en particules puis autre chose qui remonte et qui n’est pas (ou plus) de la violence, comme le rappel incessant d’une vie, d’un élan qui, lui, n’en finit pas de remonter, l’ingouvernable. ◼

L’œuvre de Thu-Van Tran traverse un large spectre de pratiques, de la sculpture à la peinture en passant par le film et l’installation. Elle s’est constituée entre deux cultures, nourrie d’une réflexion sur l’histoire coloniale du Viêt Nam, et sur les systèmes d’exploitation généralisés de l’homme et de la nature à travers le monde globalisé. Dans la littérature de Joseph Conrad, d’Albert Camus, de Fernando Pessoa, de Marguerite Duras, et d’autres, Thu-Van Tran puise une faculté de résilience et de transformation. La technique du moulage, par ailleurs, est l’un des socles de son travail : elle engage une relation intime, tactile à la matière – cire, caoutchouc, résine exercent un travail de malléabilité, mettent en oeuvre des processus ouverts, assumant une fragilité des formes et du langage. La couleur, enfin, devient à l’échelle murale un résonateur émotionnel et psychique. En 2018, Thu-Van Tran comptait parmi les quatre finalistes du prix Marcel Duchamp (aux côtés de Mohamed Bourouissa, Clément Cogitore, lauréat, et Marie Voignier).