Skip to main content

« Noire » : grâce à la réalité augmentée, une plongée dans l'Amérique ségrégationniste

Alabama, 1955. Claudette Colvin, 15 ans, refuse de céder son siège à une passagère blanche dans le bus… Pourtant, le récit officiel ne retiendra pas son geste. À la croisée des arts numériques et du spectacle vivant, « Noire. La vie méconnue de Claudette Colvin » retrace son histoire grâce à la réalité augmentée. Conçue par Stéphane Foenkinos et Pierre-Alain Giraud*, cette plongée saisissante dans l’histoire du mouvement des droits civiques aux États-Unis a remporté le prix de la meilleure œuvre immersive au Festival de Cannes 2024. Rencontre avec Tania de Montaigne, autrice du livre éponyme par lequel tout a commencé.

± 6 min

Avant Rosa Parks, il y avait Claudette Colvin. Pourtant, l'histoire n'a pas retenu le nom de cette jeune fille de 15 ans, qui s'est pourtant héroïquement rebellée contre le système inique de la ségrégation, refusant de céder son siège à une passagère blanche dans un bus. C'était à Montgomery, Alabama, le 2 mars 1955 — soit neuf mois avant l'action de Rosa Parks. Pour comprendre « l'effacement » de Claudette Colvin, et au terme d'une longue enquête en forme de jeu de pistes, l'écrivaine et dramaturge Tania de Montaigne avait en 2015 publié Noire. La vie méconnue de Claudette Colvin (éd. Grasset, prix Simone-Veil). C'est cet essai biographique, adapté pour le théâtre par Stéphane Foenkinos en 2019, qui sert de matrice à l'expérience en réalité augmentée présentée en première mondiale au Centre Pompidou. Comme un prolongement pour transmettre l’histoire de Claudette Colvin, et poursuivre l’œuvre de réhabilitation initiée par l'autrice. Telle une passeuse, Tania de Montaigne prête sa voix et son visage à ce récit saisissant : « Prenez une profonde inspiration, soufflez, désormais vous êtes à Montgomery dans l’Alabama des années 1950… »

Grâce à un léger casque de réalité augmentée (le HoloLens 2), et un casque audio à conduction osseuse, les hologrammes de la jeune Claudette et des personnages du récit prennent vie (en fait des acteurs filmés en captation volumétrique puis numérisés, ndlr). L'espace est minimaliste, le plateau est quasi nu, et les objets suspendus, en équilibre, suggèrent par leur présence la fragilité d’une histoire à reconstruire. Sur un écran, des montages réalisés par Pierre-Alain Giraud mêlent archives, vidéos, bandes annonces et images originales. Des documents récoltés sur place, à Montgomery où Stéphane Foenkinos s’est rendu, sont des ponts entre monde réel et virtuel.

 

Grâce à un léger casque de réalité augmentée et un casque à conduction osseuse, les hologrammes de Claudette Colvin et des personnages du récit prennent vie. L'espace est minimaliste, le plateau est quasi nu, et les objets suspendus, en équilibre, suggèrent par leur présence la fragilité d’une histoire à reconstruire.

 

La musique et le son, spatialisé, jouent également un rôle essentiel dans l’installation immersive. Sont convoqués Nina Simone, Mahalia Jackson ou Ray Charles, dont les mélodies ont accompagné le mouvement des droits civiques. La bande son, mêlant textures sonores, archives, voix et musique originale a été conçue par Valgeir Sigurðsson (collaborateur régulier de Björk, notamment) et le designer sonore Nicolas Becker (Oscar du meilleur son en 2021). Pour Tania de Montaigne, « cette forme nouvelle est l’aboutissement formel de ce récit, la synthèse de mon écriture narrative, et la matérialisation du retour du refoulé qui m'a guidée, de ces mémoires fantômes qui hantent encore et toujours notre présent. [C'est] un instrument inespéré pour faire connaître l’histoire d’une femme ordinaire et extraordinaire, sa volonté de fer, sa fragilité, sa candeur au milieu d’une époque et d’un système absurdes. » Entretien.

Comment avez-vous pensé cette installation immersive et qu'apporte la réalité augmentée ?

Tania de Montaigne — Cette installation est vraiment le prolongement de ce qui a été mis en œuvre précédemment, dans le livre puis dans le spectacle. Ici, la technologie est un instrument, c'est un moyen, et non une fin. Le récit originel était déjà pensé comme une expérience au cours de laquelle je proposais « d'augmenter » la perception de la réalité de celui ou celle qui lit…

 

Quels sont les thèmes que vous aviez à cœur d'aborder ?

Tania de Montaigne — Mon sujet, c'est que l'on saisisse à quel point ce qu'a fait Claudette Colvin est héroïque. Je voulais que l'on s'interroge sur les notions de « héros » et de justice. Qu'est-ce qu'une action héroïque ? Aujourd'hui, on a tendance à penser qu'un héros ou une héroïne c'est celui ou celle qui a trois millions de followers, ou qui fait des trucs spectaculaires… Ce qui m'est apparu quand j'ai commencé à travailler le livre, c'est que la vraie Claudette Colvin était l'opposée de la description que l'on faisait d'elle. C’était une adolescente effacée, discrète, très loin du personnage haut en couleurs qui était décrit. Le cœur de mon essai était de montrer comment on constuit un mythe, comment on met les gens dans des archétypes ; d'un côté Claudette « la diabolique », et de l'autre, en contrepoint, Rosa « la virginale ». C'était aussi raconter comment le cerveau des femmes est effacé — c'est leur corps qui va déterminer si elles sont ou pas dans la lutte. Pour Claudette, c'est son ventre, car on la dit enceinte au moment des faits, ce qui justifie qu’elle n’ait pas été choisie par le mouvement ; pour Rosa, ce sont ses pieds… L'histoire officielle veut que ce soit les pieds douloureux de la couturière qui aient été à l'origine de son refus de se lever dans le bus, alors qu'en fait c'est une militante engagée depuis vingt ans dans la lutte pour les droits civiques ! 

 

Claudette Colvin vivra par le récit que chacun pourra en faire, et plus il y a des gens qui connaissent son nom, plus on a de chances que son combat soit un exemple.

Tania de Montaigne

Dans le livre comme dans le spectacle, mon travail c'est de regarder comment on peut « traverser la couleur » pour voir ce qu'est un être humain à qui on dénie des droits. Souvent, « l'altérité » est une sorte de mot-valise utilisé pour signifier à quel point la spécificité de quelqu'un nous met à distance de cette personne, qu'elle n'est définie que par ce que l'on croit qu'elle est. En réalité, cela nous fait l'économie de l'Autre… Lutter contre le racisme, c'est essayer de déplacer cela justement. Le racisme a créé l'idée que la couleur d'une personne détermine sa psychologieIl suffirait donc de regarder quelqu’un pour savoir qui il est. On colle de la nature sur de la culture. C'est ce que l'on appelle l'essentialisation. 

 

Que voudriez-vous que les publics retiennent de cette expérience ?

Tania de Montaigne — J'espère juste qu'après le spectacle ils auront « augmenté » leur vie de celle de Claudette. Ils sauront qui elle est, et seront porteurs de son histoire. Claudette Colvin vivra par le récit que chacun pourra en faire, et plus il y a des gens qui connaissent son nom, plus on a de chances que son combat soit un exemple. Je crois au récit. Nous sommes des êtres de récit, tout ce que l'on sait de nous-mêmes, c'est ce que l'on nous a raconté. L'itinéraire d'un être humain, ce sont toutes ces histoires qui s'agrègent de la naissance jusqu'à la mort. Que l'histoire de Claudette Colvin puisse faire partie du livre intérieur de celles et ceux qui viendront voir l'installation, c'est fantastique. ◼