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Focus sur les Guerrilla Girls

Art et féminismes

« Do women have to be naked to get into th Met.Museum ? » est la plus célèbre et la plus colorée des affiches des Guerrilla Girls. Imprimée sur un papier brillant en format paysage, elle mesure 30 cm sur 66 cm environ, et date de 1989. En reprenant les codes de la publicité, elle associe texte et image. Suivant le procédé du photomontage, deux images ont été collées l'une à l'autre et grossièrement détourées.

La tête de gorille qui rugit correspond au masque que portent les Guerrilla Girls lors de leurs performances collectives. Le corps nu est la reprise de l'une des œuvres les plus célèbres de l'histoire de l'art, conservée au musée du Louvre, La Grande Odalisque (1814) de Jean-Auguste-Dominique Ingres. 

C’est une esthétique du choc, avec une femme à la fois sexy et guerrière, qui rompt totalement avec les stéréotypes de genre. La typographie, grasse, est régulièrement utilisée dans les affiches de publicité. Certains éléments en rose soulignent trois informations essentielles : les pourcentages, les « artistes » et les « nus ». La signature en bas à droite apparaît comme une marque déposée, qui pourrait être une sorte de devise : « Conscience du monde de l'art ». 

Cette affiche est emblématique de l'esprit des Guerrilla Girls, qui cherchent à dénoncer les pratiques patriarcales dans le monde de l'art. D'ailleurs, elles ont inventé pour cela leur propre méthode « winnie counts » (décompte des zizis) qui leur permet de comparer le nombre de nus masculins et de nus féminins dans les œuvres exposées dans les musées. 

 

Avec 129 projets réalisés entre 1985 et 2016, The Compleat Portfolio constitue un dossier complet de l'œuvre des Guerrilla Girls. Chaque élément inclus dans le portfolio est lié à une action ou une performance spécifique et reste la mémoire concrète de l'engagement politique et féministe des Guerrilla Girls.


Entretien avec les Guerrilla Girls

Vanessa Morisset – Le Centre Pompidou vient d’acquérir l’ensemble de vos affiches, tracts et autocollants, indiquant ainsi à quel point votre travail est désormais reconnu. Mais vous sentez-vous pour autant écoutées et entendues par les grandes institutions ?  Constatez-vous des progrès en ce qui concerne  la représentation des femmes dans les collections d’art ?  

Guerrilla Girls – Les Guerrilla Girls ont lutté contre le racisme, le sexisme et la corruption dans le monde de l'art. Nous reconnaissons que nous avons déjà fait une différence, mais il reste encore beaucoup à faire. 

Aux États-Unis, les musées sont financés par des hommes d'affaires très riches qui n'ont pas toujours fait fortune de manière éthique (gaz lacrymogène, balles en caoutchouc, prisons à but lucratif, prêts étudiants, drogues addictives, mines polluantes, déni climatique, atteinte à la démocratie, etc.). Lorsque ces bienfaiteurs sont aussi des collectionneurs qui considèrent l'art comme un investissement, cela rend les musées américains encore plus compromis. Parce que notre gouvernement ne finance pas les arts, les grands donateurs ont la main mise sur les institutions

Par exemple lorsqu’on a découvert que Leon Black, alors président du conseil d’administration du Musée d’art moderne  de New York et propriétaire de Phaidon Press, a donné à Jeffrey Epstein 200 millions de dollars pour des "conseils", nous avons manifesté à l’extèrieur du musée. Black a depuis été lui-même accusé d'agression sexuelle. Qu'a fait le MoMA ? Pas grand chose. Le nom de Black reste sur le tableau [des donateurs] et son nom – ainsi que celui de Glenn Dubin, un autre associé d'Epstein – sont toujours mentionnés sur les murs d’une nouvelle galerie que les visiteurs traversent chaque jour. C'est une insulte aux victimes d'abus sexuels partout dans le monde.

 

VM – Pourriez-vous nous parler de la force que vous procure votre anonymat, qui n’est pas sans humour.?

GG – Notre anonymat maintient l'accent sur ce que nous faisons, pas sur qui nous sommes individuellement. Le mystère a attiré des gens à notre cause. 


VM – En 1988, vous avez créé une affiche intitulée The Advanges of Being a Woman Arts qui donnait une liste des tristes « privilèges » qu’ont les femmes dans l’art. Aujourd’hui, est-ce qu’il y en a que vous retireriez de la liste ou que vous ajouteriez ?  
GG – Les femmes et les artistes BIPOC (Black, Indigenous, People of Colour) ont plus de succès aujourd’hui qu'au début des Guerrilla Girls, mais elles doivent encore travailler beaucoup plus que les autres. Bien qu'elles aient fait de l'art pendant des années, beaucoup doivent encore attendre d'avoir quatre-vingts ans pour être découvertes. Les hommes qui réussissent, continuent de fréquenter des femmes beaucoup plus jeunes, mais personne ne fume plus de cigares en public. Les femmes et les artistes de couleur sont rarement appelés des génies - mais qu'est-ce que cela signifie de toute façon? 
 
VM – Que pensez-vous du mouvement radical Strike MoMA initié récemment qui considère le musée comme irrémédiablement colonialiste ?  

GG – Nous soutenons le mouvement Strike MoMA et tous les mouvements de travailleurs qui font pression sur les musées pour qu'ils changent leurs pratiques discriminatoires ! (Consultez notre déontologie pour les musées d'art

Le MoMA est-il irrécupérable ? Nous sommes allées récemment. Toutes les expos monographiques étaient diverses, à l'exception de celle d’Alexander Calder, ce vieil homme blanc ayant toujours une exposition à son honneur. La collection historique d’art moderne est toujours coincée dans le récit eurocentrique du MoMA, mais les galeries contemporaines tentent au mieux d'avoir une vision plus inclusive et globale de l'art visuel. 
Cependant, les artistes noir·e·s, les artistes femmes et les artistes LGBTQIA+ sont toujours ghettoïsé·e·s dans leurs propres espaces thématiques sans suffisamment de contexte.  

Les voix indigènes sont à peine représentées. Est-ce trop demander que d’indiquer à tout le monde une simple reconnaissance foncière de la nation autochtone, similaire à celle du Brooklyn Museum, qui occupait le terrain sur lequel le MoMA a été construit ? Enfin, nous devons nous demander : où sont l'Afrique et l'Asie dans l'histoire plus large de l'art moderne au MoMA ? Les riches et généreux mécènes du MoMA n'investissent-ils pas et ne collectent-ils pas des œuvres provenant de ces régions vastes et importantes ? 


Entretien exclusif réalisé par l’historienne et critique d’art Vanessa Morisset, suite à l'acquisition du coffret de leurs œuvres par la Bibliothèque Kandinsky en 2021. Traduction de Carole Pierre.


À propos du collectif

Guerrilla Girls est un collectif de femmes artistes et d’activistes anonymes qui, depuis presque 40 ans, combattent le sexisme et le racisme. Elles se sont d’abord attaquées aux discriminations et à la corruption dans le monde de l’art à New York en prenant pour cibles musées, galeristes, curateurs, critiques et artistes. Elles ont ensuite étendu leurs revendications au milieu du théâtre, du cinéma, de la culture populaire dans son ensemble, sans oublier le monde politique, aux États-Unis et partout dans le monde. Ce collectif d’artistes croit en un féminisme intersectionnel qui défend les droits humains de tous les peuples et de tous les genres.


Guerrilla Girls s’est constitué à New York suite à leur indignation concernant une exposition ouverte en 1984 au Musée d’art moderne de New York, dit MoMA, intitulée « Rétrospective internationale de peinture et sculpture récente ». Le musée affirmait faire un état des lieux de l’art le plus important de la période. Sur 169 artistes exposés seulement 13 étaient des femmes, donc moins de 10%. La très grande majorité des artistes étaient blancs, américains ou européens. Le groupe s’est réuni et a trouvé le nom des Guerrilla Girls, un mélange entre « guerrilla » un terme espagnol et « gorilla » qui signifie gorille en anglais. Elles se sont lancées en créant des posters dans le style des affiches publicitaires.


Le collectif marque les esprits grâce à ses affiches, mais aussi grâce à son apparence. Lorsqu’elles se montrent en public, elles portent un masque qui leur permet de rester anonymes : de grosses têtes de gorilles poilues et plutôt effrayantes. Ce masque spectaculaire leur permet d’injecter de l’humour dans leur activisme, de libérer leur parole, d’attirer l’attention sur leur discours et non sur leur identité, mais également de protéger leur carrière artistique individuelle et leur vie privée. Toutes on par ailleurs pris comme pseudonyme le nom d’artistes femmes décédées qu’elles admirent : Frida Kahlo, Käthe Kollwitz, Claude Cahun, Diane Arbus, Hannah Höch, Rosalba Carriera, Gertrude Stein.

 

Les premières actions des Guerrilla Girls ont consisté en des campagnes d’affichage sauvage dans les rues. Progressivement, elles ont diversifié les médiums pour transmettre leurs revendications : livres, vidéos, conférences, happenings, expositions, projets participatifs… Les Guerrilla Girls sont très actives : elles ont réalisé plus de 100 projets depuis 1985, un peu partout dans le monde. 

Elles rencontrent un grand succès dans le monde de l’art. Elles ont montré leur travail dans les institutions les plus prestigieuses, comme la Tate Modern ou la Biennale de Venise. Leur travail est présent dans de nombreuses collections muséales et leur popularité s’étend à un public plus large, puisqu’elles ont par exemple été invitées au célèbre Late Show de Stephen Colbert à la télévision américaine en 2016. 

Ainsi, elles sont invitées dans des institutions dont elles dénoncent le fonctionnement même. Le Centre Pompidou les a conviées à présenter une pièce à l’occasion de l’exposition « elles@centrepompidou », et en 2022, a fait l’acquisition de l’ensemble de leurs affiches.



Les Guerrilla Girls

extrait de la série Un podcast, une œuvre : Art et collectif
Durée : 36 min